Alexandre Koutchevsky : “Ca s’écrit TCH”

Jean-Jacques Tchaïkovsky, Breton reconverti dans l’agriculture, mène l’enquête : la légende familiale veut qu’il soit l’arrière-petit-fils du compositeur russe, mais pas facile de porter un tel nom quand on n’a pas de dispositions pour la musique. La vérité, imprévue, se révèle un jour à lui...

Un récit drôle et touchant sur l’héritage et la condition historique : doit-on connaître ses racines pour se construire ? Comment est-on agi par la petite et par la grande histoire ? 

extrait :

1

Ouverture

(On entend des voix.)

(...)

 

– Élios : Ш 

– Marina : Щ 

– Élios : Щ 

– Marina : чшщ 

– Élios :   чшщ 

– Marina :   чшщ 

– Élios :   чшщ 

– Marina :   . чщш 

 

(elle continue  чщш , doucement, Élios commence par-dessus ce fond sonore qui va decrescendo pour laisser place au texte). 

– Élios : D'abord, il y a des voix. Des voix qui ne parlent pas toujours français. Ces voix le bercent, l'entourent, le calment. On le berce, on le calme, on le cajole, on le nourrit, on lui essuie les commissures. On le gronde. On le regarde grandir. Un jour, les voix disent qu'il est un grand garçon. Il est content. On lui explique qu'il fait partie de la famille d'un grand musicien qui s'appelait Tchaïkovsky. C'est pour ça qu'il est un peu autre chose que français et qu'il y a un gros piano dans le salon. Il est né là, à Saint-Nazaire, mais quelque chose en lui rappelle autant la vodka que le gros-plant du pays nantais. On rit de bon cœur autour de la table, on lui caresse la tête. Il demande : c'est quoi la vodka ? Le gros-plant du pays nantais je connais mais pas la vodka. On lui explique. On lui dit qu'il est un peu russe. C'est quoi un peurusse ? On rit de bon cœur, on lui caresse la tête, on lui explique. On boit le thé, on fume, pendant qu'il regarde une carte, il a six ans. Sur cette carte point de pays nommé Russie. Il demande. On lui dit que c'est un pays qui n'existe plus. Il est moins content. Il va jouer dans sa chambre avec son tracteur. Regarde par la fenêtre, gare le tracteur, et redescend demander. Il était où ce pays qui n'existe plus ? On soupire, on arrête d'éplucher les carottes, on revient face au planisphère dans le bureau. On lui montre le plus grand pays du monde : Ursse. Ou Uèressesse. Tu peux dire les deux. C'est le pays qui a pris la place du pays d'où tu viens un peu. Voilà qu'il vient pas complètement d'un pays qui n'existe même plus. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Vlan une claque. Tu dis pas des mots comme ça ! Et file dans ta chambre. Foutue Uèressesse. À présent il pleurniche dans son oreiller. Ça fait du mouillé sur la joue. Et pourquoi n'est-il pas Uèressessien ? Ça on ne le dit pas. Dans sa famille, ça, on ne le dit pas. Famille de merde. Vlan une claque, il mime la claque dans sa tête, imite dans son oreiller mouillé la voix de son père : tu dis pas des mots comme ça ! Il se mouche. Essuie ses larmes. Des mots comment alors ? Tu vas dire des mots comment ? Tu vas pas dire des mots comme « famille de merde ». Bon. D'accord. Tu vas dire : « étonnante famille ! » ou « sacrée famille ! » ? Non, tu vas dire : Je veux savoir d'où je viens. Je veux savoir pourquoi je suis là. Tu vas dire ça tout petit, et peut-être aussi toute ta vie. Mais ça, tu ne le sais pas encore.

 

2

– Marina : C'est le genre d'enquête où l'on ne rentre pas chez soi le soir en allumant son petit cigare et en regardant le ciel gris. C'est le genre d'enquête où l'on n'a pas d'imperméable crasseux, ni de vieille voiture, et où, à la fin du film, sur le pas de la porte, d'un air entendu - après lui avoir démontré sa culpabilité - on dit à l'assassin : vous saisissez mon point de vue ? C'est le genre d'enquête où il n'y a pas d'assassin et pourtant il y a mort d'homme, et même de plusieurs. C'est le genre d'enquête où il n'y a que des coupables mais ils n'iront pas en prison. Ces coupables sont vos ancêtres, tous ceux qui ont conspiré à votre existence. Tous ceux qui ont accompli le geste sexuel et parfois aussi le geste d'amour. Ce sont eux les coupables, et vous le savez avant même d'avoir commencé votre enquête. Seulement, vous allez mettre des visages sur la foule des coupables planquée dans le temps, dispersée dans la terre. Pour les regarder en face, connaître leur histoire, à tous ceux-là qui ont fait que vous êtes là. Et puis, il y a votre nom qui n'arrange pas les choses et fait de vous un étranger. Ce nom fait de vous un Russe et pourtant vous n'êtes pas russe et ne parlez pas cette langue. Ce nom fait de vous un habitant de Saint-Pétersbourg et pourtant vous habitez Saint-Nazaire. Nazaire contre Pétersbourg. Guerre des saints dans votre existence. Ce nom vous pèse comme un ciel bas et lourd. Ce nom fait de vous le descendant d'un grand compositeur et pourtant vous avez quitté les cours de musique à l'âge de dix-huit ans.

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