Siestes paisibles de Tristan Choisel

 Un à un, à heure fixe, les habitants du Clos des Sources, résidence sécurisée pour gens fortunés, disparaissent, pour se retrouver propulsés par de mystérieux extraterrestres sur une planète aride où ils meurent de soif. Il se trouve qu’à cette heure-là, vers 14h30, Jean-Michel Ledoux, fait une sieste où il se rêve en monstre aquatique. Cela a-t-il un rapport ?

Fantaisie terrifiante et farfelue pour raconter une humanité dépassée et condamnée par son aveuglement face à l’urgence climatique. L’univers inimitable de Tristan Choisel.

 

Extrait

Cécile et Jean-Michel Ledoux (des quinquagénaires), dans leur maison (de construction récente ; un intérieur qui témoigne d’un très bon niveau de vie).

Il est un peu plus de quatorze heures. Le déjeuner est terminé depuis vingt minutes. Jean-Michel Ledoux, que voici, s’apprête pour la première fois depuis qu’il est adulte à faire la sieste. À s’allonger seul, dans le simple but de dormir quelques minutes.

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Le monde qui vient.

CÉCILE LEDOUX. – Comment ?

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Le monde de demain.

CÉCILE LEDOUX. – Le monde de demain ?

JEAN-MICHEL LEDOUX. – La merde que ça va être.

CÉCILE LEDOUX. – Peut-être pas.

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Peut-être pas ? Le négatif va l’emporter sur le positif, c’est à craindre.

Le négatif, on y aura contribué, toi et moi. Contribué modestement, mais tout de même.

Alors que le positif, le peu de positif, c’est d’autres que nous ; c’est pas nous qui y auront contribué, même très modestement.

CÉCILE LEDOUX. – Ah bon.

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Ouais. Ben oui.

CÉCILE LEDOUX. – Ton antidépresseur fait pas encore son effet, on dirait.

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Nous, on aura juste contribué au négatif. Il restera quoi de nous après nous ? Du négatif. De sinistres emmerdes.

CÉCILE LEDOUX. – Moi, ce que j’entends, c’est que Donia finit par te faire perdre ton sang-froid avec ses histoires d’effondrement.

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Notre fille, elle me remet les idées en place, oui. Et elle n’est pas bien embêtante. Elle aurait le droit de nous bousculer davantage qu’elle ne le fait. Elle nous ménage.

Dans dix ou quinze ans, on est soit en retraite soit en préretraite, dans notre bon lotissement du Clos des Sources. Caméras de surveillance plus nombreuses que les oiseaux ; tu vas me dire que les oiseaux ne sont plus très nombreux. À la retraite dans très belle villa, avec très beau jardin, très grande piscine, domotique, tout le tralala : ça sera notre récompense, notre récompense pour avoir contribué à ce que le négatif l’emporte !

CÉCILE LEDOUX. – Jean-Michel…

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Quoi ?

Et qu’est-ce qu’on va faire durant nos dix ou quinze dernières années d’activité ? Eh ben, c’est simple : on va continuer à contribuer au négatif; pourquoi on arrêterait ?

CÉCILE LEDOUX. – Quand tu seras à la retraite, tu trouveras bien des activités bénévoles à faire, va ; pour rééquilibrer ta balance.

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Ouais voilà.

CÉCILE LEDOUX. – Puisque tout à coup ça t’inquiète.

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Impitoyable, égoïste, irresponsable, ça jusqu’à l’heure du pot de départ. Et à partir du pot de départ, un autre homme, un adulte.

CÉCILE LEDOUX. – T’exagères pas du tout.

Les jeunes, ils auraient pas fait mieux que nous. Ils sont pas par nature plus vertueux. Ils arrivent dans un monde où il est temps de l’être un peu plus, vertueux, c’est tout. Et, puisqu’ils sont inquiets, ils ont sans doute raison de l’être, eh bien qu’ils innovent ! C’est ça qu’il faut faire, innover, pas perdre son temps à culpabiliser ses parents.

Et ta sieste ?

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Je vais pas réussir à m’endormir, Cécile.

CÉCILE LEDOUX. – Pas réussir à t’endormir, toi ?

JEAN-MICHEL LEDOUX. – Comme ça, en pleine journée, ça m’étonnerait bien.

CÉCILE LEDOUX. – Jean-Mi, le psy te dit de profiter de ton arrêt maladie pour faire des siestes, alors tu fais des siestes. Il te les conseille pas pour rien. Moi aussi, je crois que t’en as besoin.

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