Nouvellement installé en ville, un couple reçoit des lettres anonymes leur demandant d’arrêter de se comporter comme ils se comportent ; qu’ont-ils fait ? Leur passé d’agitateurs les poursuit-il alors qu’ici ils vivent paisibles et discrets ? Serait-ce parce que lui s’est écroulé en sanglots l’autre jour à l’hypermarché ?…
Une écriture à la poésie et au charme singuliers, pour raconter la culpabilité d’être différent, aujourd’hui, dans un monde normé. Une fable qui pointe avec justesse les tabous et les peurs de notre société, nous plongeant dans le climat étrange et déréalisé d’une paranoïa moderne.
extrait :
LUI
...
Y a-t-il du courrier ?
ELLE.
Je ne suis pas allée voir.
Elle se rend à la boîte, trouve deux courriers. L’un des deux l’intrigue. Elle ouvre l’enveloppe sans précautions. Lit.
LUI.
Qu’est-ce que c’est ?
ELLE.
Je ne sais pas.
C’est écrit : « Ne recommencez jamais ça. » Rien d’autre. Pas de signature. Fait à l’ordinateur.
Je suppose qu’il veut toucher le courrier de ses propres mains, voir ce qui est écrit de ses propres yeux.
« Ne recommencez jamais ça. » Et que ne devons-nous jamais recommencer ?
L’enveloppe aussi est dactylographiée. Avec nos deux noms. Postée hier après-midi sur la commune. Un timbre ordinaire.
Qu'aurions-nous fait de dérangeant ces temps derniers ? Sais-tu ? Aurions-nous mal agi ? Aurions-nous fait du tort à quelqu'un ?
LUI.
Je le verrais bien assis sur une chaise de cuisine.
…
Hier matin, j’ai pleuré à l’hypermarché.
Je poussais mon caddie encore vide.
Après avoir, durant des millions d’années, tous ensemble, pour les besoins du groupe, cueilli de petits fruits, prélevé de jeunes feuilles, arraché de tendres racines, attrapé le poisson, chassé l’animal, recueilli l’eau, entretenu le feu, nous retrouver là, dans un hypermarché, m’est apparu épouvantablement humiliant.
Tout à mon émotion, quand il m’a fallu prendre un premier virage, je me suis cogné le tibia contre ce stupide accessoire du chariot qui sert à poser le pack de lait ou d’eau, et oblige à marcher à pas contrôlés.
Cela a suffi —il en fallait peu— pour que je m’effondre en larmes. D’énormes sanglots.
Pour soulager mon corps du poids de ma peine, je me suis laissé tomber sur une chaise de cuisine —je me trouvais près d’un déballage d’affaires à saisir, la chaise en faisait partie.
Assis là, au croisement entre l’allée de l’entrée et l’allée centrale, entre une lampe halogène et un panier à linge, j’ai continué de pleurer. Encore assez longtemps, je crois.
Mais il y a tous les jours quelqu’un qui pleure assis sur une chaise de cuisine.
Chez soi ou sous les regards déphasés de tout un hypermarché, cela s’appelle pleurer.
Et c’est dans les deux cas une chaise de cuisine.
ELLE.
Tu as bien fait.
LUI.
Je n’ai rien fait du tout. Je ne l’ai pas fait exprès.
ELLE.
Mais c’est quelque chose qu’il faudrait refaire.
LUI.
Qu’il faudrait refaire ?!
ELLE.
Accepteras-tu de l’entendre ? provoquer me manque. Je ne sais pas comment je me retiens.
LUI.
Parce que c’est du passé. C’est du passé.
Une fois, il nous a fallu déménager, tout quitter, à cause de notre talent pour la provocation. Pas deux fois. Je ne veux pas avoir à partir d’ici. Je m’y plais trop. Pas toi ?
ELLE.
Ce n’est pas d’être allé pleurer à l’hypermarché qui va nous obliger à partir.
LUI.
Je ne suis pas allé pleurer à l’hypermarché, j’étais dans l’hypermarché et j’ai pleuré.
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