Ludovic Longelin : “Saanato”

Depuis la terrasse de leur pension de haute montagne, alors qu’ils prennent leur cours de gymnastique matinal, quelques vacanciers assistent à une scène troublante : trois hommes, une femme et un enfant surgissent d’une forêt, en contrebas. Ils semblent appeler à l’aide. Leur porter assistance serait assurément dangereux ou déplacé, il vaut mieux ignorer. Mais c’est oublier le pouvoir de cette vision déroutante qui va peu à peu enrayer les mécanismes de leurs vies bien huilées...

Notre inertie, nos lâchetés et notre hypocrisie face à la détresse des autres. Un huis clos détonnant à l’humour grinçant et au souffle puissant.

extrait

(...)

Après un petit temps.

L. Maraud : Les collines font des vagues devant la montagne.

Le Professeur : Ce matin, le lac est vert.

Y. Maraud : La route tourne cinq fois avant de s'enfoncer dans la forêt.

Alice : Tout est beau.

Melle Wander : Il n'y a personne sur le petit banc.

Alice : La montagne est bleue.

Y. Maraud : Quatre sapins au milieu de la prairie.

Le Professeur : Tout est grand.

L. Maraud : Le mont Alguian porte son éternel chapeau blanc.

Alice : La bergerie n'a que deux murs qui tiennent encore debout.

Melle Wander : Des fleurs sauvages ont recouvert les tas de pierres.

Y. Maraud : Des nuages sont accrochés aux sapins.

Le Professeur : Tout est calme.

L. Maraud : Un oiseau plane au-dessus du lac.

Y. Maraud : L'ombre de la forêt se répand dans l'herbe.

Melle Wander : Un petit pic rocheux sans un arbre à ses pieds.

Alice : Un chemin dans le pré comme un ruisseau.

Madame : Attention le soleil va apparaître. Une phrase encore. Vite. La dernière. Vite.

Le Professeur : Deux hommes sortent de la forêt en courant.

Madame : Stop. C'est fini. Le soleil est là. C'est bien. Vous avez bien dit. Mais où avez vu des hommes, Professeur ?

Le Professeur : Là-bas, au loin... deux hommes, il me semble... enfin, je crois... Là, maintenant, je ne vois plus rien, mais...

Madame : Où ça ?

Le Professeur : Là-bas, entre la grande forêt, la dernière, la plus haute et la petite en dessous... ils couraient...

Madame : Vous êtes sûr ?

Le Professeur : Oui, là-bas... enfin, avec le soleil, c'est difficile à présent, il est justement en plein dans le... Et puis, ils doivent être dans la petite forêt...

Madame : Deux hommes ?

Le Professeur : Oui... Mais c'était peut-être des bêtes aussi... des chamois... ou des bouquetins, des biquettes, je ne sais pas... en tout cas, j'ai vu quelque chose qui traversait la prairie...

Y. Maraud : Quelque chose ou quelqu'un ?

Le Professeur : … Quelqu'un.

Y. Maraud : En courant ?

Le Professeur : Oui, en courant. En se penchant un peu. Légèrement. Comme ça. Quelqu'un qui court, quoi.

Y. Maraud : Qui se cache.

Le Professeur : Je ne sais pas.

Y. Maraud : Qui cherche à passer inaperçu ?

Le Professeur : Je ne sais pas. Je...

Madame : Non, ce n'est pas possible. On ne peut pas venir de par là. Il n'y a rien par-là. De la montagne. Que de la montagne. Aucune habitation. Personne n'y vit. Ce n'est pas possible.

L. Maraud : Des randonneurs ? Il y en a plein par ici.

Madame : Il n'y a pas de sentiers balisés de ce côté. Trop dangereux.

L. Maraud : Ils auront simplement passé la nuit dans la forêt.

Melle Wander : Et ils ont eu tellement froid qu'ils courent pour se réchauffer ! Voilà. C'est tout. Je vais prendre mon petit déjeuner, maintenant. J'ai faim.

Alice : Oui, moi aussi.

Le Professeur : Là ! Regardez ! Il y en a un autre ! Là-bas ! Regardez comme il court !

Alice : Où ? Je ne vois rien.

L. Maraud : Moi non plus, je ne vois rien. C'est simple, je ne vois plus rien. C'est trop loin.

Y. Maraud : Oui là-bas ! Entre les deux forêts ! Dans le passage. Il descend !

L. Maraud : Non, tout est flou. Décidément !

Y. Maraud : Il a fait tomber quelque chose ! Vous avez vu ? Regardez, il retourne, il le ramasse.

L. Maraud : C'est quoi ?

Alice : Où c'est ?

Le Professeur : Il n'y arrive pas !

Y. Maraud : Il fait signe ! Il appelle quelqu'un !

L. Maraud : Qu'est-ce que c'est agaçant !

Madame : Il y en a un qui remonte !

Alice : Ah oui, ça y est ! Je les vois !

Y. Maraud : Vous avez des jumelles ?

Le Professeur : C'est un sac qu'ils attrapent ! On dirait un sac.

Madame : Alice, va chercher les jumelles.

Alice : Elles sont où ?

Madame : A la réception, dans le tiroir du bas.

Le Professeur : Regardez, il y en a un qui se retourne ! On dirait qu'il parle à quelqu'un.

Y. Maraud : Il fait signe d'attendre. De retourner se cacher.

Le Professeur : Il y en a d'autres encore.

Alice : Pourquoi ils se cachent ?

L. Maraud : Mais combien ils sont ?

Y. Maraud : Voilà, on ne les voit plus.


(...)

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