Une voix collective s’élève, un « nous » qui se raconte en même temps qu’il tente d’apparaître pour accomplir le but qu’il s’est fixé : éveiller les consciences, entraîner les masses, renverser l’ordre établi. Telle la vague à l’assaut du rivage, elle décrit le flux et le reflux des espoirs et des convictions - du grand élan premier au tout dernier souffle - sans oublier les stagnations, les hésitations, la tentation des demies mesures. Au sein de ce collectif, des corps singuliers peu à peu se dessinent, un duo, lui et elle, derniers détenteurs de la volonté d’agir ; avec eux, le chant de révolte se transformera en chant d’amour…
L’action collective et l’ardeur révolutionnaire révélées dans toute leur humanité ; un grand poème dramatique et une écriture envoûtante.
extrait :
1-
- Apparaissons, d’accord, plus nettement, il le faut, plus nettement encore que cela, cela c’est le minimum, cela c’est à peine une apparition, c’est fortement fantomatique, c’est presque rien. Cela, c’est encore en-dessous du nécessaire. Cela c’est à peine une tache. Un grain de sel sur la rétine, oublié le temps de le dire. C’est presque rien.
- Précisons les contours, d’abord, organisons l’aspect d’ensemble, l’aspect vu d’avion, l’aspect vu de loin qui tout de même doit être frappant. Les traits nets. Les traits précis. Et le squelette irréprochable. Le geste unique et renversant, et jamais hésitant le geste qui avance. Précisons où aller et comment se mouvoir. Précisons ce qu’il faut pour apparaître en forme, pour apparaître en force, pour qu’il n’y ait pas de doute car cela nous tuerait. Le moindre doute et cela flanche, le moindre doute et l’épiphanie tombe.
- Apparaissons, allez, avec plus d’évidence encore que cela, nous sommes encore très nettement en deçà de l’évidence, nous sommes très nettement en deçà de tout. Nous ne sommes que l’esquisse de ce que nous voulions, et pas encore plus, et pas encore tout. Nous sommes encore pâles, incertains, silencieux, et ne faisons pas assez masse. Nous sommes encore épars et flous. Allez. Epaississons ce que nous sommes. Forçons le trait, s’il le faut. Et forçons le passage. Occupons-nous de gonflement. Comblons les vides. Prenons de la hauteur aussi. Prenons toute l’ampleur qu’il faut. Adoptons l’épaisseur de la surprise inévitable.
- Apparaissons en ordre et faisons convergence. Que les espaces se resserrent jusqu’à ne plus savoir de qui est cette main qui maintenant se lève, et de qui cette tête qui dépasse des autres, et de qui cette voix, et de qui ce sourire sur lequel on s’arrête. Que la chair prolonge la chair et que les doigts se nouent entre eux. Que les sueurs s’écoulent dans les canaux des mêmes pluies. Que les coeurs battent les mêmes chamades. Formons une matière dense et limpide en mouvement. Fabriquons un courant. Engorgeons les chemins. Soyons l’écume qui s’accroche au rivage et qui étend les territoires. Soyons toute circulation et qu’on nous suive si l’on veut, et si l’on veut, qu’on nous rejoigne.
- Apparaissons le mieux possible, il ne faudrait pas apparaître mal, il ne faudrait pas que de mal apparaître on puisse nous nier, il ne faudrait pas que les yeux glissent sur notre apparition sans que les corps soient saisis de certitude, sans que les corps soient saisis du frisson de la grâce, de la reconnaissance et de la terreur. Il ne faut pas négliger la terreur. Il ne faut pas négliger l’impression. Il ne faut pas négliger l’affolement des coeurs, le petit choc au coeur, la petite étincelle juste avant de comprendre. Juste avant de savoir la force du courant, juste avant d’entrevoir la hauteur de la vague. Il ne faut pas négliger l’étincelle que l’on peut faire si l’on s’y prend bien, mais il faut bien s’y prendre, mais il faut s’y prendre tôt. Mais il faut apparaître. Apparaissons le jour donné pour le renversement de tout, étant nous-mêmes un tout, étant nous-mêmes une évidence.
- Allez. C’est un premier effort mais cela ne suffit pas. Nous faisons déjà nombre mais cela ne suffit pas. Nous ébranlons quelques cuirasses mais il faut encore consolider les nôtres. On peut encore nous réduire à l’idée d’une intempérie. On peut encore nous passer devant et ne pas relever l’image de marée noire de monde et de pas décidés. On peut encore nous dire que ce n’est rien que d’être là, et d’aucune importance que d’être là ensemble. On peut encore ignorer la tempête, et réduire nos paroles à des grognements vides. On peut encore s’indigner du désordre, et contester le surgissement. On peut encore se défendre de nous. On peut encore en rire. On peut encore s’enfuir, et prétendre que cela tient sans nous, et nous oublier au passage. On peut encore nous oublier. Allez, c’est un premier effort mais cela peut encore prêter au sourire des bornés. Allez. Il faut sortir le torse et dépasser les bornes. Allez. Nous ébranlons quelques cuirasses mais cela n’est qu’un début.